«De l'homme multiple, de l'écrivain aux facettes nombreuses, de la personnalité complexe cachée derrière des dons exceptionnels, quelle image doit-on ici privilégier, si l'on veut donner à lire ce qui est pour nous aujourd'hui le noyau essentiel de son oeuvre poétique ? Est-ce le poète juvénile publiant autour de sa vingtième année une poignée de poèmes qui lui assurent d'emblée la célébrité et affirment sa maturité à l'âge où d'autres, longtemps encore, tâtonnent et se cherchent ? Est-ce l'auteur de pièces de théâtre en vers, qui exalte l'esprit de la Renaissance et oppose l'art à la mort ? Est-ce le prestigieux librettiste d'opéra associé malgré lui à un compositeur dont la musique marque plutôt un aboutissement et la fin d'un style ? Ou bien l'esprit européen qui, semblable au Goethe du Divan, veut fondre occident et orient dans l'univers ambigu, à la fois onirique et réaliste, du conte ? Ou encore celui qui, pour sauver les valeurs dans une époque de vide artistique et de décadence politique, tourne le dos à l'absence de style de son temps et renoue avec les grands thèmes du passé, habillant à la mode contemporaine tour à tour la tragédie antique, le mystère du Moyen Âge et les fantaisies baroques ? Disons-le d'emblée : la raison d'être de la présente édition doit être cherchée dans la mise en avant d'un écrivain qui parvient au sommet de son art là où il tente de nous expliquer pourquoi la poésie se refuse à lui, pourquoi le poète qu'il n'est plus, ou ne veut plus être, a perdu tout contact avec le réel, pourquoi, donc, il décide de se taire et rêve de parler désormais la langue des choses muettes. Hofmannsthal nous apparaît alors comme étant à l'origine de toute une littérature qui, dans sa langue et dans celles des pays proches, érige en principe le fait que l'écriture en est réduite aux conjectures et qu'elle ne possède, sur les personages qu'elle extrait de l'ombre comme sur ce que cache ou révèle la langue, aucune certitude.» Jean-Claude Schneider.
La réception hors de Russie de l'oeuvre du poète Ossip Mandelstam (1891- 1938) - selon Nabokov «le plus grand de tous ceux qui ont tenté de survivre sous le pouvoir soviétique» -est en soi une page passionnante de la culture européenne. En France, Mandelstam est traduit ponctuellement une première fois dans la revue Commerce, dès 1925. Mais, pour que son oeuvre trouve en n la place qui est la sienne, celle de l'une des oeuvres poétiques les plus importantes du e siècle, il faudra attendre que le poète allemand Paul Celan reconnaisse en lui son frère et le traduise en allemand (1959), puis la publication de Contre tout espoir, les volumes de souvenirs de Nadejda Mandelstam à partir des années 1970. Dès lors, Mandelstam a été traduit assez abondamment mais chez plusieurs éditeurs et par des traducteurs divers. Il est devenu l'égal des grands phares de la poésie qu'il n'a cessé de célébrer: Dante, Villon, Pouchkine, Verlaine...
La présente édition réunit pour la première fois, à la seule exception de la correspondance du poète, l'intégralité de l'oeuvre, entièrement traduite par Jean- Claude Schneider, éminent poète et traducteur auquel Paul Celan lui-même avait en quelque sorte passé le ambeau en lui o rant en 1966 sa propre version de quelques poèmes de Mandelstam.
Avec ces deux volumes, le lecteur français pourra en n circuler aisément des recueils de poèmes dont les titres lui sont peut-être familiers - La Pierre, Tristia, Les Cahiers de Voronej - aux récits en prose - Le Bruit du temps, Le Timbre égyptien, Le Voyage en Arménie - et aux essais, notamment à ses grands textes sur la poésie dont le plus célèbre est le magistral Entretien sur Dante. Et cela dans une traduction qui tente : « de ne rien perdre de cette langueni le ruissellement, ni la surprenante explosion sonore, et de ne rien lui ajouter qui l'alourdisse, la dilue, la paralyse». Mais il pourra surtout découvrir de nombreux textes moins connus, notamment les nombreux poèmes «non rassemblés en recueil ou non publiés» et tout l'éventail des passionnantes petites proses, depuis les «impressions de Crimée» et du Caucase jusqu'à sa «Préface auQuatrevingt-treize de Victor Hugo» et à son article sur «Scriabine et le christianisme».
L'indispensable appareil critique, aussi discret que possible (notes, chronologie, bibliographie placés en n de volume), est dû à Anastassia de la Fortelle, qui enseigne la littérature et la langue russe à l'université de Lausanne. Il parachève cette édition, préfacée par deux essais remarquables du traducteur, qui devrait devenir l'édition française de référence de ce grand classique de la littérature russe.
" Je n'ai pas envie de parler de moi, mais d'épier les pas du siècle, le bruit et la germination du temps...
" Même s'il s'en défend, avec Le Bruit du temps, publié en 1925 et rédigé en Crimée dès 1923, Mandelstam signe son livre le plus autobiogaphique et donc la meilleure introduction qui soit à son oeuvre. Il y évoque le Pétersbourg d'avant la révolution et sa formation de poète : de la bibliothèque (russe et juive) de son enfance à l'étonnant professeur de lettres, V. V. Gippius, qui lui a enseigné et transmis la " rage littéraire ".
Mais le livre est aussi une éblouissante prose de poète, qui annonce Le Timbre égyptien. Une prose où le monde sonore du temps (concerts publics, mais aussi intonations d'acteurs, chuintements de la langue russe) constitue la base du récit, une prose qui jaillit d'un regard à travers lequel le monde semble vu pour la première fois, avec une étonnante intensité. Mandelstam compose ainsi une suite de tableaux d'une exposition sur la préhistoire de la révolution.
Le livre s'achève au présent sous une chape d'hiver et de nuit (" le terrible édifice de l'Etat est comme un poële d'où s'exhale de la glace "), face à quoi la littérature apparaît " parée d'un je ne sais quoi de seigneurial " dont Mandelstam affirme crânement, à contre-courant, qu'il n'y a aucune raison d'avoir honte ni de se sentir coupable. Pourquoi traduire une nouvelle fois Le Bruit du temps alors qu'il existe déjà deux traductions en français, l'une, médiocre, dans une anthologie de proses de Mandelstam intitulée La Rage littéraire chez Gallimard, jamais rééditée ; l'autre, extrêmement précise, par Edith Scherer, à L'Age d'homme, reprise dans la collection " Titres " chez Christian Bourgois ? Sans doute parce qu'il fallait faire appel à un poète pour donner à entendre dans une langue d'une grande richesse, la musique et l'éclat si particuliers de cette prose.
Nous avons commandé cette traduction nouvelle à Jean-Claude Schneider, admiré de poètes allemands comme Hölderlin, Trakl, Bobrowski, qui avait déjà traduit de Mandelstam, à La Dogana, des poèmes de Simple promesse et surtout le magnifique Entretien sur Dante, précédé de La Pelisse.