Voir une image, cela peut-il nous aider à mieux savoir notre histoire ?
En août 1944, les membres du Sonderkommando d'Auschwitz-Birkenau réussirent à photographier clandestinement le processus d'extermination au coeur duquel ils se trouvaient prisonniers. Quatre photographies nous restent de ce moment. On tente ici d'en retracer les péripéties, d'en produire une phénoménologie, d'en saisir la nécessité hier comme aujourd'hui. Cette analyse suppose un questionnement des conditions dans lesquelles une source visuelle peut être utilisée par la discipline historique. Elle débouche, également, sur une critique philosophique de l'inimaginable dont cette histoire, la Shoah, se trouve souvent qualifiée. On tente donc de mesurer la part d'imaginable que l'expérience des camps suscite malgré tout, afin de mieux comprendre la valeur, aussi nécessaire que lacunaire, des images dans l'histoire. Il s'agit de comprendre ce que malgré tout veut dire en un tel contexte.
Cette position ayant fait l'objet d'une polémique, on répond, dans une seconde partie, aux objections afin de prolonger et d'approfondir l'argument lui-même. On précise le double régime de l'image selon la valeur d'usage où on a choisi de la placer. On réfute que l'image soit toute. On observe comment elle peut toucher au réel malgré tout, et déchirer ainsi les écrans du fétichisme. On pose la question des images d'archives et de leur "lisibilité". On analyse la valeur de connaissance que prend le montage, notamment dans Shoah de Claude Lanzmann et Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard. On distingue la ressemblance du semblant (comme fausseté) et de l'assimilation (comme identité). On interroge la notion de " rédemption par l'image " chez Walter Benjamin et Siegfried Kracauer. On redécouvre avec Hannah Arendt la place de l'imagination dans la question éthique. Et l'on réinterprète notre malaise dans la culture sous l'angle de l'image à l'époque de l'imagination déchirée.
Comprendre une image ? l'expérience nous enseigne qu'il faut se mettre, en la regardant, à l'écoute de sa teneur temporelle, cette polyrythmie dont elle est toute tissée.
Or, les modèles historiques standard - passé et présent, ancien et nouveau, obsolescences et renaissances, moderne et postmoderne - échouent à décrire cette complexité. prolongeant une enquête sur l'anachronisme menée dans devant le temps, ce livre propose de redonner valeur d'usage à une notion délaissée par les sciences historiques : la survivance. façon d'interroger, au coeur même de leur histoire, la mémoire à l'oeuvre dans les images de la culture.
C'est aby warburg (1866-1929) qui, le premier, fit de la survivance (nachleben) le motif central de son approche anthropologique de l'art occidental : elle est ici étudiée dans sa logique, dans ses sources et dans ses résonances philosophiques, qui vont de l'historicité selon burckhardt à l'inconscient selon freud en passant par les survivals selon tylor, l'éternel retour selon nietzsche, la mémoire biologique selon darwin, la morphologie selon goethe, l'empathie selon vischer, la phénoménologie du temps psychique selon binswanger.
Cette multiplicité d'approches était bien la seule voie possible pour décrire la paradoxale " vie " (leben) des images. par une telle démarche heuristique - c'est-à-dire jamais dogmatique -, warburg nous introduit aux paradoxes constitutifs de l'image elle-même : sa nature de fantôme et sa capacité de revenance, de hantise ; son pouvoir de transmettre le pathos dans une chorégraphie de gestes fondamentaux, que théorise le concept, crucial, de pathosformel ; sa structure de symptôme oú se mêlent latences et crises, mémoire et désir, répétitions et différences, refoulements et après-coups.
L'image s'y révèle comme le théâtre intense de temps hétérogènes qui prennent corps ensemble. de tout cela naît un savoir nouveau. c'est une connaissance par le montage que le dernier projet de warburg, mnemosyne, met en oeuvre de façon si étonnamment actuelle. walter benjamin a posé qu'une histoire de la culture ne va pas sans la mise au jour d'un " inconscient de la vision ". aby warburg avait compris qu'une telle mise au jour n'est possible qu'à interroger cet " inconscient du temps " qu'est la survivance.
Ce livre développe une question critique posée et reposée à nos certitudes devant l'image.
Comment regardons-nousoe pas seulement avec les yeux, pas seulement avec notre regard. voir rime avec savoir, ce qui nous suggère que l'oeil sauvage n'existe pas, et que nous embrassons aussi les images avec des mots, avec des procédures de connaissance, avec des catégories de pensée.
D'où viennent-elles, ces catégoriesoe c'est la question posée ici à la discipline de l'histoire de l'art, dont le développement actuel - la finesse de ses outils, son impressionnante capacité d'érudition, sa prétention scientifique, son rôle dans le marché de l'art - semble autoriser le ton de certitude si souvent adopté par les professionnels de l'art, les savants de l'image.
Or, qu'est-ce qu'un savoir lorsque le savoir porte sur ce protée que l'on nomme une imageoe la question exige de mettre à jour la "philosophie spontanée" ou les modèles discursifs mis en jeu lorsque nous cherchons, devant un tableau ou une sculpture, à en tirer, voire à en soutirer une connaissance. entre voir et savoir se glissent bien souvent des mots magiques, les philtres d'une connaissance illusoire: ils résolvent les problèmes, donnent l'impression de comprendre.
Ces mots magiques, vasari, le premier historien de l'art, au xvie siècle, en a inventé de fameux, qui traînent encore dans notre vocabulaire. panofsky, le "réformateur" de l'histoire de l'art, au xxe siècle, les a critiqués dans un sens, à l'aide d'un outil philosophique considérable - la critique kantienne de la connaissance -, mais il les a restaurés dans un autre sens, au nom de l'humanisme et d'un concept encore classique de la représentation.
C'est du côté de freud que l'on a cherché ici les moyens d'une critique renouvelée de la connaissance propre aux images. l'acte de voir s'y est littéralement ouvert, c'est-à-dire déchiré puis déployé: entre représentation et présentation, entre symbole et symptôme, déterminisme et surdétermination. et, pour finir, entre la notion habituelle du visible et une notion renouvelée du visuel. l'équation tranquille - métaphysique ou positiviste du voir et du savoir laisse place dès lors à quelque chose comme un principe d'incertitude.
Quelque chose comme une contrainte du regard au non-savoir. quelque chose qui nous met devant l'image comme face à ce qui se dérobe: position instable s'il en est. mais position qu'il fallait penser comme telle pour la situer malgré tout dans un projet de connaissance - un projet d'histoire de l'art.
" J'ai vu, un jour, dans les Alpujarras, un oiseau immobile dans le ciel. C'était un petit rapace. Son corps, à mieux y regarder, esquissait bien quelques gestes infimes : juste ce qu'il fallait pour demeurer dans le ciel en un point aussi précis qu'intangible. Sans doute était-ce le sitio convenable pour bien guetter sa proie. Mais il lui avait fallu, pour cela même, renoncer à voler vers un but, ne surtout pas " fendre l'air ", tout annuler pour un temps indéfini. C'est parce qu'il s'était placé contre le vent - parce que le milieu, l'air, était lui-même en mouvement - que le corps de l'oiseau pouvait ainsi jouer à suspendre l'ordre normal des choses et à déployer cette immobilité de funambule, cette immobilité virtuose. Voilà exactement, me suis-je dit alors, ce que c'est que danser : faire de son corps une forme déduite, fût-elle immobile, de forces multiples. "
Il ne s'agit, dans ce livre, que de regarder et de décrire philosophiquement, autant que faire se peut, un grand danseur de baile jondo, Israel Galván. Il s'agit de reconnaître dans son art contemporain un art de " naissance de la tragédie ". Il s'agit d'écouter son rythme et de reconnaître dans ses mots - au moins trois d'entre eux : la jondura ou " profondeur ", le rematar ou l'art de " mettre fin " et le templar, intraduisible - de grands concepts esthétiques que notre esthétique ignore encore.
L'artiste est inventeur de lieux.
Il façonne, il donne chair à des espaces improbables, impossibles ou impensables : apories, fables topiques. le genre de lieux qu'invente claudio parmiggiani dans la série d'oeuvres intitulée delocazione passe d'abord par un travail avec le souffle : c'est une lourde fumée qui exhale et dépose sa suie, sa cendre, sa poussière le combustion, créant ici toutes les formes à voir. le résultat : une immense grisaille, un lieu pour l'ascèse de la couleur, l'absence des objets, le mouvement imprévisible des volutes, le règne des ombres, le silence d'une nature morte obsidionale.
L'air devient le médium essentiel de cette oeuvre, il s'éprouve comme une haleine expirée des murs eux-mêmes. il devient le porte-empreinte de toute image. impossible, dès lors, de ne pas interroger ce souffle - qui détruit l'espace familier autant qu'il produit le lieu de l'oeuvre - à l'aune d'une mémoire oú l'histoire de la peinture rencontrera les fantômes d'hiroshima. cet air mouvant, densifié, tactile, exhale d'abord du temps : des survivances, des hantises.
Le résultat est un genre inédit de l'inquiétante étrangeté. et c'est dans la poussière que nous aurons à le découvrir.
Pourquoi les artistes modernes et contemporains ont-ils, aussi obstinément, exploré et utilisé les ressources de l'empreinte, cette façon en quelque sorte préhistorique d'engendrer les formes ? - En quoi le jeu, apparemment si simple, de l'organe (la main...), du geste (enfoncer...) et de la matière (le plâtre...) accède-t-il à la complexité d'une technique et d'une pensée de la « procédure » ? - En quoi cette technique, qui d'abord suppose le contact, transforme-t-elle les conditions fondamentales de la ressemblance et de la représentation ? - À quel genre d'érotisme ce travail du contact donne-t-il lieu ? - Quelle sorte de mémoire et de présent, quelle sorte d'anachronisme l'empreinte propose-t-elle à l'histoire de l'art aujourd'hui ?
À ces questions le présent essai tente de répondre en retraçant une histoire synoptique de l'empreinte, mais aussi en modifiant nos façons habituelles de regarder l'image dans sa singularité : depuis le modèle optique, voire métaphysique, de l'imitation obtenue vers celui, tactile et technique, de son travail en acte. Cela pour modifier nos façons habituelles de comprendre chaque oeuvre d'art - celle de Marcel Duchamp prise ici comme cas exemplaire - dans son historicité : depuis le modèle déductif qui peut nous faire imaginer un mouvement de « progrès » du modernisme au postmodernisme, vers un modèle plus complexe qui tient compte des intrications de temporalités hétérogènes dont toute image est faite.
L'artiste est inventeur de lieux.
Il façonne, il donne chair à des espaces improbables, impossibles ou impensables : apories, fables topiques.
Le genre de lieux qu'invente giuseppe penone passe d'abord par un travail avec le contact : une dynamique de l'empreinte, par laquelle l'espace se trouve à la fois reporté et renversé, c'est-à-dire tactilement connu et mis sens dessus dessous.
Dans un tel processus, c'est le matériau lui-même qui porte mémoire.
Mais qu'est-ce qu'une sculpture qui aurait pour charge de toucher la pensée ? penone est parti de la " cécité tactile " qui nous empêche de percevoir le contact de notre cerveau avec la face interne de notre crâne. l'oeuvre consiste à faire trace - frottages, reports, développements - de cette insensible zone de contact. le résultat est une sorte de fossile du cerveau : lieu de pensée, c'est-à-dire lieu pour se perdre et pour réfuter l'espace.
Voilà donc sculpté ce qui nous habite et nous incorpore en même temps.
C'est un moment rare lorsque s'ouvre une nouvelle bibliothèque d'histoire de l'art. Elle nous offre un nouvel espace, plus: un nouvel outil. Un nouveau rapport au temps, au savoir, à la pensée. Fût-ce avec l'héritage combiné de fonds d'ouvrages déjà constitués avant et ailleurs, elle inaugure, par sa configuration inédite et son fonctionnement, de toutes nouvelles possibilités pour la recherche, pour la connaissance et la pensée sur les images, sur leur histoire. Une nouvelle bibliothèque d'histoire de l'art serait donc, à strictement parler, un ouvroir d'histoires de l'art potentielles (il faut évidemment écrire histoires de l'art au pluriel, puisque qui dit potentialité dit aussi multiplicité des possibles).Georges Didi-Huberman
L'artiste est inventeur de lieux.
Il façonne, il donne chair à des espaces jusqu'alors improbables, impossibles ou impensables : apories, fables topiques.
Le genre de lieux qu'invente pascal convert passe d'abord par un travail avec le temps : découpes de sites disparus, empreintes d'objets familiaux, vitrifications d'espaces de vie. la question topique de la demeure - l'appartement - se voit ici pensée comme une question généalogique, une question d'apparentement.
L'oeuvre de ce sculpteur - que hante la littérature de mallarmé, d'edgar poe ou de marcel proust - sera donc exposée comme le récit d'exploration d'une étrange demeure de mémoire : pousser une porte inconnue, traverser un salon à lambris et à reflets, contempler des fenêtres qui donnent sur le sol, découvrir de mystérieuses anfractuosités dans le mur, descendre vers la crypte de l'ancêtre. dans cette fable, que mène secrètement le personnage d'igitur, se construira le lieu commun d'une rêverie architecturale et d'une rêverie organique.
Mais se révélera aussi un lieu commun au dessin et au temps : ligne avec lignage, trait avec extraction. comme une souche d'arbre gravant en sa chair les traits de sa croissance, de ses accidents, de ses excroissances et, même, des circonstances de sa mort.
« Ils montent des eschaffaulx, et dessus montent des décors, et dedans montent des mystères. Ils
jouent. Ils se réunissent pour assister au spectacle. Ils meurent, remplis des beautés de la scène.
Ils s'enterrent debout. »
Ce livre est une traversée des savoirs, des histoires, des gestes, des fictions de la peste. Il
s'aheurte à la question de l'inimaginable et, en même temps, à la suite d'Artaud, il interroge
l'exigence de théâtre que porte avec elle la légendaire peste. Ce livre est une dramaturgie, plus, le
moment d'un spectacle : une adresse à des acteurs livrés au risque de jouer les dernières
nouvelles de la peste. « Le texte que vous allez lire ici, modeste Virgile, vous prend par la main,
modestes Dante, pour un voyage de savoir et de folie vers un purgatoire ou un enfer historiques ».
Ce livre interroge les relations anthropologiques cruciales que les images entretiennent avec le corps et la chair, au-delà des notions usuelles d'anthropomorphisme ou de représentation figurative. Y sont analysées les diverses façons dont les images visent la chair, que ce soit la chair d'Aphrodite formée de l'écume ou celle du Christ sacrifiée sur la croix. Paganisme et christianisme, chacun avec ses propres cadres de pensée, auront, en effet, tous deux cherché à atteindre, voire à transgresser, les limites de l'imitation : là où les métaphores deviennent métamorphoses, là où les signes qui représentent deviennent des symptômes qui incarnent. On découvrira cette puissance extraordinaire des corps lorsqu'en eux la chair vise l'image, par exemple dans la stigmatisation de saint François au XIIIe siècle, les crucifiements des Convulsionnaires de Saint-Médard au XVIIIe siècle ou les « clous » hystériques de la Salpêtrière au XIXe siècle.
Une traversée impressionnante d'images qui ne sont pas faites pour décorer, simuler ou consoler, mais pour agir, nous bouleverser et nous donner accès à quelque chose comme une profondeur.
" Les images votives sont organiques, vulgaires, aussi désagréables à contempler qu'elles sont abondantes et diffuses.
Elles traversent le temps. Elles sont communes à des civilisations fort disparates. Elles ignorent le clivage du paganisme et du christianisme. En réalité, cette diffusion même constitue leur mystère et leur singularité... "
A Bâle, la Fondation Beyeler consacre une grande rétrospective à Gerhard Richter (15/05/2014-07/09/2014). Elle présente des natures mortes, des paysages, des portraits et ses toiles inspirées de photographies. Elle met surtout un accent particulier sur ses oeuvres conçues comme des cycles, des séries ou des environnements spatiaux. Cet ouvrage, accompagné de textes de Hans-Ulrich Obrist et de Georges Didi-Huberman présente pour la première fois certaines séries dans leur intégralité, notamment S. and Child, variation sur le thème traditionnel de la Vierge à l'Enfant.