La France a toujours vécu d'une tension entre l'esprit national et le génie des pays qui la composent, entre l'universel et le particulier. Mona Ozouf se souvient l'avoir ressentie et intériorisée au cours d'une enfance bretonne. Dans un territoire exigu et clos, entre école, église et maison, il fallait vivre avec trois lots de croyances disparates, souvent antagonistes. À la maison, tout parlait de l'appartenance à la Bretagne. L'école, elle, au nom de l'universelle patrie des droits de l'homme, professait l'indifférence aux identités locales. Quant à l'église, la foi qu'elle enseignait contredisait celle de l'école comme celle de la maison.
En faisant revivre ces croyances désaccordées, Mona Ozouf retrouve des questions qui n'ont rien perdu de leur acuité. Pourquoi la France s'est-elle montrée aussi rétive à accepter une pluralité toujours ressentie comme une menace? Faut-il nécessairement opposer un républicanisme passionnément attaché à l'universel et des particularismes invariablement jugés rétrogrades? À quelles conditions combiner les attachements particuliers et l'exigence de l'universel? En d'autres termes, comment vivre heureusement la "composition française"?
L'équipée de Varennes ne figure pas dans le canon des "journées révolutionnaires" : ni foules anonymes en fureur, ni sang versé, ni exploits individuels, ni vaincus. À Varennes, un roi s'en est venu, un roi s'en est allé, avant de retrouver une capitale sans voix et une Assemblée nationale appliquée à gommer la portée de l'événement. Autant dire une journée blanche.
Et pourtant, ce voyage apparemment sans conséquence fait basculer l'histoire révolutionnaire : il éteint dans les esprits et les coeurs l'image paternelle longtemps incarnée par Louis XVI ; met en scène le divorce entre la royauté et la nation ; ouvre inopinément un espace inédit à l'idée républicaine ; et, pour finir, projette la Révolution française dans l'inconnu.
Le livre de Mona Ozouf reconstitue cette histoire à la fois énigmatique et rebattue. Il en éclaire les zones obscures, pénètre les intentions des acteurs et observe le démenti que leur inflige la fatalité ; avant d'interroger les lendemains politiques d'une crise qui contraint les révolutionnaires à "réviser" la Révolution. Réapparaissent ainsi des questions aujourd'hui encore irrésolues : y a-t-il une politique distincte du roi et de la reine ? Peut-on faire de Varennes l'origine de la Terreur? Quelle figure de république voit-on se dessiner dans le chaos des passions du jour ?
Ce moment tourmenté, écrit l'auteur, ouvre une vraie fracture dans l'histoire de France. Il allonge déjà sur le théâtre national l'ombre tragique de l'échafaud. Dix-huit mois avant la mort de Louis XVI, Varennes consomme l'extinction de la royauté.
J'ai réuni dans ce livre des articles que, pendant quarante ans, j'ai donnés au Nouvel Observateur. Une actualité littéraire fantasque les a souvent inspirés, les figures imposées du journal en ont toujours dicté la forme : c'est une brocante où le hasard semble avoir plus à dire que la nécessité.
Et pourtant, cette promenade buissonnière à travers les livres dessine peu à peu un itinéraire familier. On retrouvera ici les aveux du roman, les mots des femmes, l'ombre portée de la Révolution sur les passions françaises, et un tableau de la France et des Français où l'on voit une diversité obstinée tenir tête à la souveraine unité de la nation.
Ces rencontres d'occasion avec les oeuvres et les figures du passé me renvoient donc à mes goûts et à mes attaches. Je n'ai pas de peine à reconnaître en elles des voix amicales et des présences consolantes. Mais j'y vois aussi surgir l'événement intempestif, la rencontre inattendue, la surprise des sentiments. La littérature et l'histoire, sur la chaîne usée des destinées humaines, n'ont jamais fini de broder les motifs inépuisables de la complexité. Telle est la cause des livres.
Mona Ozouf.
Il fut l'homme le plus haï de la vie politique française. Mais son oeuvre, comme législateur et comme penseur de la République, continue à tisser nos vies.
Son idée de la France procède d'un constat douloureux : l'impossibilité de la République, depuis la Révolution française, à s'enraciner dans un pays perpétuellement divisé et à vaincre l'épreuve de la durée. Il faut donner aux Français une vision pacifiée de leur passé pour leur dessiner un avenir commun. Tâche immense. Grâce à l'École et au suffrage local, la politique doit pouvoir irriguer le plus chétif des villages ; avec l'aventure coloniale, la République comme civilisation doit pouvoir rayonner sur le vaste monde. C'est ce qui s'appelle refaire la France.
La singularité de Jules Ferry? C'est d'incarner tout à la fois l'autorité de l'État et l'autonomie de l'individu, l'accomplissement de la promesse républicaine et la critique du maximalisme républicain. Il veut faire vivre conjointement la nation comme héritage et la nation comme volonté - la tradition et la liberté.
Le projet révolutionnaire s'est largement identifié à un projet pédagogique, qui déborde de beaucoup les dispositifs scolaires pour s'attacher à une véritable conversion : du sujet au citoyen, de l'homme enchaîné à l'homme libre, du vieil homme à l'homme régénéré.Au coeur de cet ouvrage, on trouvera l'essai consacré à cette entreprise, dont Saint-Just a défini l'ambition (faire des hommes ce qu'on veut qu'ils soient) et Mirabeau le possible délire : Avec des moyens appropriés, on pourrait passionner les hommes pour une organisation sociale entièrement absurde, injuste et cruelle.Toutes les études qui accompagnent ce texte central éclairent à leur manière la tentative utopique, magnifique et désespérée, de maîtriser à la fois l'événement et la durée, l'individu et le collectif, l'opinion réfléchie et l'opinion spontanée.Se dessine ainsi le vrai sujet de cet ensemble, que traitaient déjà La Fête révolutionnaire (1976) et L'École de la France (1984) : l'entrée, avec la volonté d'instituer l'homme aussi bien que le citoyen, dans notre culture démocratique.
Comment faire de l'Un et de l'indivisible avec du multiple et du disparate ? Du même avec du divers ? C'est la question du dissemblable et de l'égalité dans la formation de notre tradition nationale que pose, à sa manière, chacun de ces articles écrits sur vingt ans, et sur des sujets apparemment aussi lointains que le jacobinisme, la ville de Claude-Nicolas Ledoux, le centenaire des lois laïques et la Bretagne d'ouest en ouest.
La Révolution, l'enseignement, l'utopie, la France : un trait commun court à travers ces thèmes qui s'opposent et s'appellent : la ferme invitation à abstraire et à généraliser pour l'humanité tout entière. Message de la Révolution française, message des utopies, de l'école républicaine et de la France telle que celle-ci l'enseignait.
Invitation qui constituait, dans un monde fourmillant de particularités et prodigue d'injustices, une promesse démocratique. Mais qui ne faisait en même temps que davantage découvrir les traits distinctifs d'une civilisation, mesurer son prix, son charme, ses énergies enfouies et sa capacité de résistance au message universel.
Ce sont les deux versants de ce livre, liés entre eux comme la montagne à la vallée. Et liés à l'auteur comme la rivière et sa source. C'est ce que le lecteur retiendra d'une riche analyse introductive, où, amenée à réfléchir sur ses curiosités d'historienne, Mona Ozouf en trouve l'origine dans sa propre expérience existentielle, enracinant ainsi la diversité d'une recherche et la tension qui l'anime dans la cohérence intime d'une sensibilité et d'une vie.
Une sensibilité contemporaine attend aujourd'hui de la fête, comme de la Révolution, la métamorphose radicale du Vieux Monde. La fête est-elle en soi révolutionnaire? L'analyse des fêtes de la Révolution française, si visiblement liées à l'épisode révolutionnaire qu'elles surgissent et s'engloutissent avec lui, devrait permettre de répondre à la question.
De l'ensemble foisonnant des fêtes en Révolution, les historiens ont proposé mille typologies : ils ont opposé les fêtes célébrées par les équipes concurrentes, souligné l'antagonisme de la Raison et de l'Être suprême, et vu dans Thermidor la coupure de deux ères cérémonielles. À ces interprétations bigarrées, Mona Ozouf substitue l'image d'une fête extrêmement cohérente : elle met en évidence des régularités plus que des singularités ; elle réconcilie Mirabeau, Robespierre, La Révellière-Lépreaux dans une pensée commune des fêtes ; c'est la Fête révolutionnaire, dans son rapport particulier au temps et à l'espace, avec sa volonté pédagogique et son ambition utopienne d'un monde en ordre. La fête de la Révolution française est ici l'institutrice de la nation.
Personne n'a oublié le destin de Jean-Dominique Bauby, l'homme qui, enfermé dans le scaphandre d'un corps inerte, n'avait plus à sa disposition, pour communiquer, que le battement de "papillon" de ses paupières. Philippe Van Eeckhout a participé à sa rééducation, comme à celle d'autres malades atteints de Lis (Locked-in syndrom). À côté de ces cas, il a mené avec succès la thérapie de nombreux aphasiques. Pour lui, tout ce qui réamorce la communication avec le monde extérieur est bon à prendre : le chant, le dessin, le théâtre, le sport. Massant les gencives, pressant les thorax pour réguler la respiration, entrant dans la vie de ses patients pour retrouver les mots coincés, les voix brisées, il part du principe que, derrière la paralysie du langage, la personnalité du malade demeure intacte.
Au fil de son entretien avec Mona Ozouf, Philippe Van Eeckhout apporte une série de témoignages bouleversants sur un monde de silence d'où l'on ne parvient souvent à sortir qu'à force d'ingéniosité et surtout d'amour. Les itinéraires de ses patients sont autant de messages d'espoir que ce "thérapeute de l'extrême" sait nous livrer pour nous montrer qu'il ne faut jamais accepter que les mots "n'y soient plus", qu'il y a toujours moyen, à partir d'une syntaxe en charpie, de restaurer un langage.