Le lecteur non averti qui ouvrira ce livre croira se trouver devant un recueil de poèmes en prose, fortement teintés de surréalisme, foisonnant d'images saisissantes, oscillant sans cesse entre le rêve mystique, l'obsession charnelle et le grotesque. Des textes qui vont de l'expression de la plus intense souffrance à la dérision philosophique, « le fond de la pensée c'est le chien », en passant par la réflexion sur l'écriture, « en écrivant la pensée me dépasse, je la retiens, mais j'aime mieux cela que de causer sans liberté ». Il s'agit pourtant de textes écrits par des « fous » et publiés entre 1850 et 1930 dans diverses revues spécialisées que l'on peut consulter à la bibliothèque de Sainte-Anne. Pour la première fois ils sont ici présentés en nombre, dépouillés de tout commentaire clinique, parlant d'eux-mêmes dans toute la violence de leur beauté littéraire. Parions que plus d'un « normal » trouvera ici l'écho amplifié et troublant de ses propres angoisses, de son propre vertige et de ses propres doutes, et se reconnaîtra dans la réflexion de l'un de ces anonymes, « mon masque est ordinaire, mais mon âme est insondable ».
L'histoire que l'on va lire est celle de Romain Réva, disparu tragiquement il y a quelques années. Quand la narration commence, Romain a cinquante ans. Parvenu au faîte d'une carrière universitaire brillante, il sent que l'avenir qui le sépare de la mort est solitaire et monotone. L'été vient, Paris se dépeuple. Incapable de rester à sa table de travail, il se promène dans les rues, les cours anciennes, les magasins insolites. Entre chez Deyrolle, le naturaliste, rue du Bac. Et là, au milieu d'un peuple d'animaux immobiles, une jeune femme le confronte soudain à l'égarement de la passion. Mais, très vite, elle le fuit. Et c'est pour Romain le début d'une vie en marge, vouée à sa poursuite. En France. En Allemagne. Toujours accompagné de Vendredi, cette petite fille de six ans qu'elle lui a confiée avant de déserter. Années d'errances, de rencontres insolites : une voyante, aussi goulue qu'impotente, Mme Mouche ; un musicien ambulant, auteur de « poésie laconique » ; un ex-boxeur, employé pour des recouvrements de créance délicats. Années de dérive, dont ce récit, rédigé à la demande expresse de Réva, hâtera brusquement le terme.
Il nous arrive à tous de nous dire : «À quoi bon ?» À quoi bon continuer, avancer. Et pourtant, soudain, la vie reprend le dessus, les couleurs s'avivent. Ce sont ces instants que ce livre saisit.
Par instants, la vie, ses coups ordinaires ou extra ordinaires, entame notre foi dans l'autre, dans le lendemain, dans notre capacité à rêver, à imaginer, à créer. Et lorsque le traumatisme, le chagrin ou le désespoir nous accablent, de quelles ressources disposons-nous pour demeurer vivants ?
Car nous durons. Malgré tout. Jour après jour. C'est le mystère obstiné de cette lutte, et la redécouverte des plaisirs infimes du quotidien, dont les textes ici rassemblés portent témoignage.
Chacun des auteurs raconte un moment où il a pu d'abord perdre, puis voir renaître, ce plaisir particulier qui mobilise l'intérêt pour l'instant, pour l'éphémère malgré l'ennui et la pesanteur des jours. L'appétit s'ouvre alors à l'aubaine, à l'imprévu. Le présent redevient réjouissant malgré les pertes et les deuils qui le menacent, l'assaillent ou le hantent. Cette capacité à renouer avec le sens poétique imprime à la pensée, au sentiment, à l'invention de soi un tour décisif.
Les récits réunis dans ce livre soulignent la diversité des ruses d'Éros, insaisissable, et notre résistance insoupçonnée à garder au coeur le désir de l'été !