Quand dire, c'est vraiment faire : comment fait-on des choses avec des mots, comment fait-on vraiment des choses rien qu'avec des mots ? Cet ouvrage produit un court-circuit entre l'une des inventions contemporaines les plus « révolutionnaires » en matière de langage à en croire Austin : le performatif, et la toute-puissance du logos grec.
Le premier épisode isole une généalogie païenne du performatif. Quand Ulysse dit à Nausicaa : « Je te prends les genoux » parce qu'il a trop peur de lui prendre les genoux, à quelles conditions est-ce là « un discours qui gagne » ? Le second temps part de la sophistique. Dans l'Éloge d'Hélène, Gorgias théorise le pouvoir du logos qui « avec le plus petit et le plus inapparent des corps performe les actes les plus divins ». Quel est alors le statut de ce que la philosophie appelle rhétorique ? Le troisième moment est contemporain. Desmond Tutu, qui préside la Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud, inventée pour éviter un bain de sang prévisible post-apartheid, dit : « On croit d'ordinaire que le langage dit les choses. La Commission n'est pas de cet avis. Le langage, discours et rhétorique, fait les choses. Il construit la réalité. » Qu'apprenons-nous ainsi sur la performance-performativité de la parole en politique ?
Que reste-t-il donc aujourd'hui, à l'ère des fake news, des deux fétiches dont Austin se joue : le fétiche vrai/faux et le fétiche valeur/fait ? A travers ces trois mises en scène - poétique, rhétorique et politique - de la performance langagière, Barbara Cassin, dans la suite de ses travaux sur l'évaluation, la psychanalyse ou la traduction, poursuit son exploration de ce que peuvent les mots.
Barbara Cassin, directrice de recherche au CNRS, est philologue et philosophe, spécialiste de philosophie grecque. Elle a été élue en mai 2018 à l'Académie française.
« Je ne peux pas m'empêcher de penser, mais c'est sans doute encore un préjugé, qu'il est plus facile d'épouser la diversité, le pluriel et le temps quand on est une femme - je veux dire : avec le côté femme de nous-mêmes. Plus facile, de prendre ses distances avec l'Un, la Vérité, la Raison, la Pensée, l'Universel, plus facile de croire moins quand on est une femme. Nous avons été si longtemps privées de philosophie et de politique, depuis la Grèce jusqu'à la génération de ma mère qui, jeune, ne votait pas et n'avait pas de chéquier. C'est cela qui a changé. L'Académie, un monde d'hommes, fait par des hommes pour des hommes, s'ouvre. »
Dans le sillage du Vocabulaire européen des philosophies, Dictionnaire des intraduisibles, paradoxalement traduit ou en cours de traduction dans une dizaine de langues, Barbara Cassin propose sur la traduction un point de vue peu banal. Se méfiant de l'Un et de l'universel du Logos, elle se sert de l'outil sophistique pour faire l'éloge de ce que le logos appelle « barbarie », des intraduisibles, de l'homonymie. Pour combattre l'exclusion, cette pathologie de l'universel qui est toujours l'universel de quelqu'un, elle propose un relativisme conséquent - non pas le binaire du vrai/faux, mais le comparatif du « meilleur pour ». Elle montre que la traduction est un savoir-faire avec les différences, politique par excellence, à même de constituer le nouveau paradigme des sciences humaines. Parce qu'elles compliquent l'universel, dont le globish, langue mondiale de communication et d'évaluation, est un triste avatar, les humanités sont aujourd'hui passées de la réaction à la résistance.
Instrument indispensable à toute gouvernance, forgé sur le modèle des pratiques des agences de notation financière, l'évaluation a étendu son empire à tous les domaines, tous les métiers, tous les instants, tout, vraiment tout, de la naissance à la mort. Et elle n'a cessé de prouver, de toutes les manières possibles, son inopérante bêtise et sa dangerosité. Pourtant, elle n'est jamais démentie : elle promet encore plus, si l'on évalue encore... Pour comprendre ce qui ne va plus, ce qui ne doit pas continuer, il faut s'intéresser à l'outil universel de l'évaluation : les grilles. Nous, citoyens, administrés, professionnels, étouffons derrière les grilles. Il faut coûte que coûte entrer dans les cases. Il faut réduire chacun de nos actes à une série d'items pour qu'ils soient quantifiables, performants. Ce que nous faisons les uns et les autres n'a plus de sens : nous ne reconnaissons plus nos vies dans la représentation du monde ainsi formaté. Les grilles produisent un monde surveillé qui élimine toute inventivité, toute nouveauté, tout espace de liberté. Un monde mort... Ne restons pas plus longtemps enfermés derrière les grilles d'évaluation.Directrice de recherche au CNRS, Barbara Cassin, philologue et philosophe, est membre de l'Appel des appels (dernier ouvrage : La Nostalgie, Autrement, 2013).Avec les contributions de : Éric Alliez, Didier Bigo, Laura Bossi, Serge Bronstein, Fernanda Bruno, Catherine Caleca, Barbara Cassin, Julie Caupenne, Marie-José Del Volgo, Nathalie Georges-Lambrichs, Yves Gingras, Roland Gori, Jean-Jacques Gorog, Daphné Marnat, Christine Nicoulaud, Albert Ogien, Peter Osborne, Marie-Blanche Régnier, Claude Schauder, Christian Védie, Catherine Vidal.
« Avec le plus petit et le plus inapparent des corps » : telle est la manière dont le sophiste Gorgias désigne l'opération du logos, du « discours », qui est pour lui un grand tyran, capable d'agir sur les autres en les persuadant, et sur le monde en le fabriquant et le transformant. Barbara Cassin, philosophe et philologue, spécialiste de la Grèce ancienne, a choisi de mettre en récit un certain nombre de ces opérations de discours et d'en montrer les effets, constitutifs d'une vie.
Cette série de courts textes dessine ainsi une ligne de vie en ses points singuliers et pourtant généralisables.
Une vie de femme, avec souci de soi et souci du monde, qui n'a d'autre consistance à son tour, réelle et fictive, que le récit qui en est fait.
Cette oeuvre littéraire, une prose simple et violente, est le bord même de la philosophie. Elle se lit comme un roman ou comme un conte où l'érotisme a sa place, mais elle est construite pour bousculer les genres littéraires et les disciplines universitaires, plus inclassable encore qu'une femme-philosophe dans un monde encore et toujours platonicien.
Our mission is to organize all the information in the world (« Notre mission est d'organiser toute l'information dans le monde ») Don't be evil (« Ne sois pas mauvais, méchant »).
Tels sont les deux axes principaux de Google Inc. que Barbara Cassin, dans cet essai polémique, examine en philosophe. Elle démontre qu'ils se traduisent par deux mots d'ordre : organiser et faire le bien. Comment, dès lors, ne pas entendre le président Bush concluant chacun de ses discours, après le 11 septembre 2001, par un appel à Dieu pour mener la « guerre juste », « le combat monumental du Bien contre le Mal » ? L'extraordinaire histoire de l'invention de Google, le « meilleur » moteur de recherche, par deux étudiants de Stanford, de son développement jusqu'à son entrée fracassante en bourse, permet à Barbara Cassin d'aborder sous un angle nouveau la question décisive de la dimension culturelle de la démocratie.
« Google est un champion de la démocratie culturelle, mais sans culture et sans démocratie. Car il n'est un maître ni en culture (l'information n'est pas la paideia) ni en politique (la démocratie des clics n'est pas une démocratie). »
En quel sens la musique est-elle une langue, et en quel sens les langues sont-elles différentiables musicalement ? A l'aide de la terminologie musicale, des techniques et les pratiques du chant, avec un recul historique, ce livre nous invite à une immersion. Une première partie nous convie à découvrir avec Aristote, Darwin, Roland Barthes, la ou les manières dont la voix se dit en langues. Une seconde sur la disparité des lexiques de la voix.