Vous avez les plus belles jambes du monde, vous serez ma femme ou
ma maîtresse. Voilà ce qu'est devenu l'amour de ma vie. Moi, épouser
un Juif, jamais ! Barbara juive ? Tais-toi donc mon garçon, elle est si
gentille. Avec un instinct sûr, vous choisirez votre siège. Vous prenez
votre petit déjeuner à la table de ce nazi ! Comme c'est gentil de me
reconnaître, Jacques Lacan. It's no greek ! Madame, Madame, j'ai
compris l'étymologie de con-cierge. À partir de combien de livres est-on
cultivé ? Que pensez-vous de ce que vous voyez ? J'aime quand tu as le
corps gai. Arrêtez de le regarder, laissez-le partir...
Ces phrases font passer de l'anecdote à l'idée. Elles sont comme
des noms propres qui titrent les souvenirs. Elles fabriquent une
autobiographie philosophique, racontée à mon fils Victor et
écrite avec lui. En les disant, je comprends pourquoi et comment
elles m'ont fait vivre-et-penser. Si dures soient-elles parfois, elles
donnent accès à la tonalité du bonheur.
Un travail mère-fils qui fait redécouvrir Char, Heidegger, Lacan,
la Grèce, l'Afrique du Sud, la Corse, les juifs, les cathos, des
Hongrois, des Allemands... Avec Ulysse en figure de proue,
l'homme d'Homère qui passe là où il n'y a pas de passage, entre
Hélène qui ravit et Barbara bla-bla-bla.
Chacun naît dans la ou les langues qu'on parle autour de lui. Mais qu'est-ce qu'une langue maternelle ? Et qu'arrive-t-il quand on en apprend une autre ? Si chaque langue dessine un monde, qu'est-ce qui se dessine quand on en parle plusieurs ? Passer d'une langue à l'autre, en apprenant, en traduisant, c'est s'aventurer dans une autre manière de faire passer le sens. Toutes ces manières, quand on les frotte les unes aux autres, s'enrichissent : on comprend mieux ce que l'on essaie de dire quand on sait que cela se dit autrement, dans une autre langue, avec des mots qui ne disent peut-être pas tout à fait la même chose.
Au départ, il y a une question émouvante : pourquoi, se demande Barbara Cassin, suis-je en proie à la nostalgie dès que je mets les pieds en Corse, alors que je n'y ai pas mes racines ?
C'est peut-être que cette île appartient à la Méditerranée, mer de l'Odyssée et de l'impossible retour. Dans cette enquête cheminant en compagnie d'Ulysse, d'Enée et d'Hannah Arendt, la philosophe montre, avec une érudition polyglotte, que la nostalgie est moins une affaire de sol, que de langue natale.
Au départ, il y a une question, émouvante : pourquoi, se demande Barbara Cassin, suis-je en proie à la nostalgie dès que je mets les pieds en Corse, alors que je n'y ai pas mes racines ? C'est peut-être que cette île appartient à la Méditerranée, mer de l'Odyssée et de l'impossible retour.
Dans cette enquête cheminant en compagnie d'Ulysse, d'Énée et de Hannah Arendt, la philosophe montre, avec une érudition polyglotte, que la nostalgie est moins une affaire de sol que de langue natale.
Quand dire, c'est vraiment faire : comment fait-on des choses avec des mots, comment fait-on vraiment des choses rien qu'avec des mots ? Cet ouvrage produit un court-circuit entre l'une des inventions contemporaines les plus « révolutionnaires » en matière de langage à en croire Austin : le performatif, et la toute-puissance du logos grec.
Le premier épisode isole une généalogie païenne du performatif. Quand Ulysse dit à Nausicaa : « Je te prends les genoux » parce qu'il a trop peur de lui prendre les genoux, à quelles conditions est-ce là « un discours qui gagne » ? Le second temps part de la sophistique. Dans l'Éloge d'Hélène, Gorgias théorise le pouvoir du logos qui « avec le plus petit et le plus inapparent des corps performe les actes les plus divins ». Quel est alors le statut de ce que la philosophie appelle rhétorique ? Le troisième moment est contemporain. Desmond Tutu, qui préside la Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud, inventée pour éviter un bain de sang prévisible post-apartheid, dit : « On croit d'ordinaire que le langage dit les choses. La Commission n'est pas de cet avis. Le langage, discours et rhétorique, fait les choses. Il construit la réalité. » Qu'apprenons-nous ainsi sur la performance-performativité de la parole en politique ?
Que reste-t-il donc aujourd'hui, à l'ère des fake news, des deux fétiches dont Austin se joue : le fétiche vrai/faux et le fétiche valeur/fait ? A travers ces trois mises en scène - poétique, rhétorique et politique - de la performance langagière, Barbara Cassin, dans la suite de ses travaux sur l'évaluation, la psychanalyse ou la traduction, poursuit son exploration de ce que peuvent les mots.
Barbara Cassin, directrice de recherche au CNRS, est philologue et philosophe, spécialiste de philosophie grecque. Elle a été élue en mai 2018 à l'Académie française.
« Je ne peux pas m'empêcher de penser, mais c'est sans doute encore un préjugé, qu'il est plus facile d'épouser la diversité, le pluriel et le temps quand on est une femme - je veux dire : avec le côté femme de nous-mêmes. Plus facile, de prendre ses distances avec l'Un, la Vérité, la Raison, la Pensée, l'Universel, plus facile de croire moins quand on est une femme. Nous avons été si longtemps privées de philosophie et de politique, depuis la Grèce jusqu'à la génération de ma mère qui, jeune, ne votait pas et n'avait pas de chéquier. C'est cela qui a changé. L'Académie, un monde d'hommes, fait par des hommes pour des hommes, s'ouvre. »
Dans le sillage du Vocabulaire européen des philosophies, Dictionnaire des intraduisibles, paradoxalement traduit ou en cours de traduction dans une dizaine de langues, Barbara Cassin propose sur la traduction un point de vue peu banal. Se méfiant de l'Un et de l'universel du Logos, elle se sert de l'outil sophistique pour faire l'éloge de ce que le logos appelle « barbarie », des intraduisibles, de l'homonymie. Pour combattre l'exclusion, cette pathologie de l'universel qui est toujours l'universel de quelqu'un, elle propose un relativisme conséquent - non pas le binaire du vrai/faux, mais le comparatif du « meilleur pour ». Elle montre que la traduction est un savoir-faire avec les différences, politique par excellence, à même de constituer le nouveau paradigme des sciences humaines. Parce qu'elles compliquent l'universel, dont le globish, langue mondiale de communication et d'évaluation, est un triste avatar, les humanités sont aujourd'hui passées de la réaction à la résistance.
« Le psychanalyste, c'est la présence du sophiste à notre époque, mais avec un autre statut », dit Lacan en 1965. Est-ce cela qui le poussa à consulter Barbara Cassin sur la doxographie ?Dans le fil de cette rencontre, les outils de l'helléniste servent à montrer les similitudes entre parole analytique et discours sophistique et selon quelles voies Jacques le Sophiste fait passer du « sens dans le non-sens » (lapsus et mots d'esprit) au « foncier non-sens de tout usage du sens ».Aristote est ici interpellé par un Lacan, sophiste moderne, qui pointe la « connerie » du Stagyrite à l'endroit du principe de non-contradiction.Comment parle-t-on, comment pense-t-on la manière dont on parle, quand on place avec Lacan l'énoncé « Il n'y a pas de rapport sexuel » en lieu et place du premier principe aristotélicien ?
Qu'est-ce qui, d'Aristote, émerge face aux questions d'aujourd'hui ? Aristote est le paradigme du phénoménologiquement correct. Car correct non seulement dans l'aisance ontologique à dire le monde comme il est : phénoménologie où les choses, les affections de l'âme et les sons de la voix coïncident naturellement. Mais correct aussi pratiquement, parce que les hommes qu'il nous dépeint vivent dans un monde commun et, y compris poétiquement et politiquement, présentable, au sens cette fois de respectable. Le livre interroge cette belle image à partir des inconsistances et des hiatus qu'Aristote, trop honnête, ne cherche jamais à cacher. Dire le monde ? Mais on s'aperçoit qu'il y a un saut entre ce qu'on sent et ce qu'on dit, entre la logique de la sensation et celle de la phrase. Parler en homme ? Mais il y a des hommes, les sophistes, les esclaves, les femmes, pour qui cela ne va pas de soi. En prenant le logos comme fil conducteur, on voit Aristote travailler à la fois avec et contre les sauts et les passages qu'autorise la langue grecque, elle qu'on dit un peu vite toujours déjà phénoménologique. Aristote permet ainsi de s'en laisser moins conter par les contes de la phénoménologie ordinaire.
Instrument indispensable à toute gouvernance, forgé sur le modèle des pratiques des agences de notation financière, l'évaluation a étendu son empire à tous les domaines, tous les métiers, tous les instants, tout, vraiment tout, de la naissance à la mort. Et elle n'a cessé de prouver, de toutes les manières possibles, son inopérante bêtise et sa dangerosité. Pourtant, elle n'est jamais démentie : elle promet encore plus, si l'on évalue encore... Pour comprendre ce qui ne va plus, ce qui ne doit pas continuer, il faut s'intéresser à l'outil universel de l'évaluation : les grilles. Nous, citoyens, administrés, professionnels, étouffons derrière les grilles. Il faut coûte que coûte entrer dans les cases. Il faut réduire chacun de nos actes à une série d'items pour qu'ils soient quantifiables, performants. Ce que nous faisons les uns et les autres n'a plus de sens : nous ne reconnaissons plus nos vies dans la représentation du monde ainsi formaté. Les grilles produisent un monde surveillé qui élimine toute inventivité, toute nouveauté, tout espace de liberté. Un monde mort... Ne restons pas plus longtemps enfermés derrière les grilles d'évaluation.Directrice de recherche au CNRS, Barbara Cassin, philologue et philosophe, est membre de l'Appel des appels (dernier ouvrage : La Nostalgie, Autrement, 2013).Avec les contributions de : Éric Alliez, Didier Bigo, Laura Bossi, Serge Bronstein, Fernanda Bruno, Catherine Caleca, Barbara Cassin, Julie Caupenne, Marie-José Del Volgo, Nathalie Georges-Lambrichs, Yves Gingras, Roland Gori, Jean-Jacques Gorog, Daphné Marnat, Christine Nicoulaud, Albert Ogien, Peter Osborne, Marie-Blanche Régnier, Claude Schauder, Christian Védie, Catherine Vidal.
« Avec le plus petit et le plus inapparent des corps » : telle est la manière dont le sophiste Gorgias désigne l'opération du logos, du « discours », qui est pour lui un grand tyran, capable d'agir sur les autres en les persuadant, et sur le monde en le fabriquant et le transformant. Barbara Cassin, philosophe et philologue, spécialiste de la Grèce ancienne, a choisi de mettre en récit un certain nombre de ces opérations de discours et d'en montrer les effets, constitutifs d'une vie.
Cette série de courts textes dessine ainsi une ligne de vie en ses points singuliers et pourtant généralisables.
Une vie de femme, avec souci de soi et souci du monde, qui n'a d'autre consistance à son tour, réelle et fictive, que le récit qui en est fait.
Cette oeuvre littéraire, une prose simple et violente, est le bord même de la philosophie. Elle se lit comme un roman ou comme un conte où l'érotisme a sa place, mais elle est construite pour bousculer les genres littéraires et les disciplines universitaires, plus inclassable encore qu'une femme-philosophe dans un monde encore et toujours platonicien.
Alain Badiou est platonicien (plutôt platonicien),
Barbara Cassin est sophiste (plutôt sophiste).
Cela a-t-il quelque chose à voir avec le fait qu'il soit un homme et qu'elle soit une femme ?
Telle est la question que nous nous posons depuis longtemps.
Depuis que nous nous connaissons en somme, et que nous avons commencé à travailler ensemble comme directeurs de collection.
À un moment donné, nous avons pris cette question à bras-le-corps.
C'est venu, peut-être, d'une remarque à notre propos disant que, un platonicien avec un(e) sophiste, cet attelage qui ne laissait rien échapper devenait pour de bon dangereux. Nous avons ri, et réfléchi.
D'abord, nous avons échangé des lettres, jouant avec le plaisir d'une correspondance sporadique, parfois rauque, pendant trois ans. Au beau milieu de quoi nous avons décidé de faire un séminaire commun ailleurs, loin de nos bases : à Johns Hopkins. On nous a obligés à répondre sans arrière-monde, Alain Badiou en mathématicien-platonicien, Barbara Cassin en philologue-sophiste.
À bras-le-corps donc, mais encore latéralement comme on voit. Nous avons alors ressenti la nécessité d'exhiber les éléments clefs à quoi tiennent nos positions, ce qui philosophiquement nous tient. Puis nous avons déroulé les conséquences strictes de ces solidités quant à l'idée que nous nous faisons du rapport homme femme.
Au moment de conclure, nous nous sommes demandé ensemble pourquoi nous choisissions la Grèce.
En décembre 2008, Roland Gori et Stefan Chedri, tous deux psychanalystes et professeurs de psychopathologie, se rendent compte qu'ils sont sans cesse sollicités pour signer des pétitions qui vont se multipliant : psychanalystes, enseignants, médecins, psychologues, chercheurs, dénoncent la casse que provoquent les réformes dans leur secteur et leur métier... Les deux hommes décident de rédiger un appel qui traduirait la vive inquiétude qui s'est emparée des professionnels du soin, du travail social, de la justice, de l'éducation, de la recherche, de l'information et de la culture, et donnerait à partir de chaque coeur de métier une analyse globale de « ce grand corps malade qu'est la société française ». C'est l'Appel des appels, suivi de son manifeste. « Nous avons décidé de nous constituer en collectif national pour résister à la destruction volontaire et systématique de tout ce qui tisse le lien social et affirmons la nécessité de nous réapproprier une liberté de parole et de pensée bafouée par une société du mépris. Face à une idéologie oppressive qui promeut le culte de l'argent et la peur de l'autre, Face à la multiplication de prétendues réformes aux conséquences désastreuses, Face au saccage de nos missions et de nos pratiques professionnelles, Face à la promotion du prêt-à-penser et de procédures